C'est ce que l'on a cru pendant plusieurs siècles. Et pour cause : pendant de terribles épidémies, les hommes et les rats mouraient de manière presque concomitante. On en a donc déduit que c'étaient eux qui véhiculaient l'épouvantable maladie. À tort.
Ce n'est qu'à la toute fin du XIXè siècle que l'on y a vu plus clair. En réalité, la peste frappe d'abord l'animal et ce sont ses puces, et seulement elles, qui transmettent la maladie à l'homme, dans un second temps. Quand le muriné (son nom savant) succombe, le parasite recherche un autre hôte. S'il ne trouve pas de rongeur, l'être humain fait l'affaire...
Les risques sanitaires liés aux rats n'ont pas totalement disparu. "Ils sont essentiellement représentés par des maladies infectieuses, en particulier la leptospirose", souligne le Dr Georges Salines, qui dirige le service parisien de santé environnementale. Ce n'est pas une figure de style : cette "maladie du rat" touche un million de personnes chaque année dans le monde, surtout en Asie du Sud-Est et en Amérique latine. Elle provoque la mort d'environ cent mille personnes.
Le 17 juillet 2014, un train régional percute un TGV à Denguin, petite ville localité béarnaise située près de Pau (Pyrénées-Atlantiques). La cause de l'accident ? Un feu passé au vert par erreur, après que des rats ont rongé les fils électriques à l'intérieur de la guérite de signalisation.
Après le "plan d'action" lancé par la mairie de Paris, la presse internationale, du Guardian au New York Times, a consacré de nombreux articles à la présence des rongeurs dans les jardins des Tuileries ou sur le Champ-de-Mars. Une publicité dont la Ville-Lumière se serait volontiers passée, elle qui avait déjà bien assez à faire avec les images dévastatrices des attentats. "Le service de communication a voulu montrer qu'on prenait le problème à bras-le-corps. Il a surtout contribué à augmenter les peurs des riverains et à persuader le monde entier que Paris était envahie par les rats".
"Le 3 octobre 1907, Les Faits divers illustrés consacrent leur Une aux "rats anthropophages". "L'illustration, en pleine page, représente un couple horrifié, penché sur un berceau. Ils tiennent une chandelle qui éclaire un spectacle cauchemardesque: neuf rats énormes ont envahi la nacelle blanche du nourrisson qui, en sang sous les coups d'incisives des bêtes, tend les bras vers ses parents." Le drame, relaté par Zyneb Dryef dans un livre étonnant, à la fois sensible, drôle et instructif (2), est véridique.
La langue française traduit à sa manière cette angoisse collective. Ouvrez un dictionnaire et lisez. "Être fait comme un rat", "trou à rat", "s'ennuyer comme un rat mort", "face de rat" : presque toutes les expressions associées au mammifère sont péjoratives. Jusqu'au verbe "rater", qui dérive de son nom. Il est vrai que notre pays a noué un rapport particulier avec le rongeur. N'est-ce pas un Français, Étienne Aurouze, qui a inventé la tapette à rat ?
Pourtant, les murinés mordent rarement les humains. Des attaques peuvent certes se produire quand l'animal se sent menacé, ou dans des habitations insalubres, mais cela reste l'exception.
Plus que leur dangerosité ou leur silhouette, c'est leur nombre qui effraie. Car le rongeur, pour son malheur, ne se balade jamais seul. Si vous en apercevez un près d'un local à poubelles, soyez certains qu'il compte quelques dizaines de copains dans les environs. C'est le principe des oiseaux d'Hitchcock : une bestiole isolée, passe encore ; plusieurs centaines, c'est l'horreur.
Leur capacité de reproduction, de fait, est vertigineuse. Le rat d'égout est mûr sexuellement à l'âge de 3 mois. Il peut avoir 7 portées par an, chaque portée comprenant 8 à 10 jeunes. "Faites le compte : un couple peut engendrer 1500 à 2000 individus en un an", calcule Reynald Baudet, responsable du très étonnant magasin parisien Aurouze -l'inventeur de la tapette-, spécialisé dans la destruction des animaux nuisibles.
D'où l'angoisse insidieuse d'une possible invasion des villes par les rongeurs. "Cette crainte est totalement infondée puisque les rats ont besoin des hommes pour se nourrir. S'ils étaient plus nombreux que nous, ils mourraient", corrige Pierre Falgayrac. Mais peu importe : l'animal semble d'autant plus effrayant qu'il vit dans des espaces souterrains, formant sous nos pas une espèce de cité grouillante... Cette peur porte même un nom spécifique : la musophobie.
Soyons honnêtes : il n'existe pas d'Insee pour les rats et personne ne peut donner de chiffres exacts. On en est donc réduits aux estimations. L'une des plus sérieuses est proposée par le même Pierre Falgayrac. "Les rats adaptent leurs effectifs à la nourriture qu'ils peuvent trouver. Leur nombre reste donc toujours proportionnel à la population, dans un rapport évalué à 1,75 par habitant en coeur de ville."
Dès lors que le nombre de Parisiens reste à peu près stable, il en irait de même pour les rongeurs. Selon ce raisonnement, on évalue leur nombre à environ 4 millions dans la capitale.
À priori, les rats sont d'un naturel discret. Non seulement ils sont plutôt nocturnes, mais ils sont méfiants : moins ils se montrent, mieux ils se portent. Seulement voilà : si 75 à 80 % d'entre eux vivent dans les égouts, ils ont besoin de se nourrir et, pour cela, de musarder en surface pour trouver de quoi se remplir la panse. Une occupation à plein temps, sachant qu'ils ingurgitent quotidiennement l'équivalent de 10 % de leur poids. C'est un peu comme si un Français lambda avalait 70 biftecks chaque jour.
Or, cela tombe bien (pour eux) : la grande ville moderne fait tout pour leur faciliter la vie. Certains s'amusent à nourrir les pigeons; des citadins peu scrupuleux balancent dans les parcs et sur les trottoirs les reliefs de leurs repas... Les rats n'en demandent pas tant et se réjouissent de ce festin à ciel ouvert.
Rat braisé, rat aux macaronis, salmis de rats sauce Robert, rats en gibelotte... Comme le relate Zyneb Dryef, les Parisiens ont su faire preuve de talent culinaire pendant la guerre de 1870, quand ils ont dû faire face au long siège organisé par les Prussiens. Certains ont même gardé leur sens de l'humour, à l'instar de ce restaurateur vantant les délices de son "Rat Goût de Mouton"...
En dehors des conflits, seuls quelques originaux s'aventurent à cuisiner le muriné. En 2012, une artiste américaine, Laura Ginn, a ainsi composé un "menu spécial rat". Elle a même trouvé vingt invités prêts à payer 100 dollars pour déguster de la "terrine de rat" et du "rat rôti servi sur une salade de maïs". Une "performance" présidée par leur hôtesse vêtue, cela va de soi, d'une robe en peau de rat...
Ce serait extrêmement compliqué et coûterait horriblement cher. Car les hommes, au XIXè siècle, ont inventé un milieu idéal pour le rat : l'égout. Il y trouve tout ce dont il a besoin ou presque : de l'eau, une protection idéale contre les prédateurs, de quoi installer ses terriers et un accès facile à la nourriture située en surface. Une sorte de Club Med pour rongeurs.
La ville de Monaco, pourtant, a réussi à s'en débarrasser, ou du moins à ne plus en voir du tout dans ses rues. Dans la capitale de la principauté, tous les égouts sont désormais en béton. Les rats ne peuvent plus s'y installer, et comme la propreté des rues est irréprochable, il n'y a rien à manger pour eux en surface. Théoriquement, rien n'empêcherait d'en faire de même ailleurs. Sauf qu'à Paris, le réseau mesure... 2400 kilomètres. Les Parisiens sont-ils prêts à payer la facture ? Évidemment pas.
SOURCE: L'express, Par Michel Feltin-Palas,